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Entre objectifs politiques et réalité du terrain

Entre objectifs politiques et réalité du terrain

Après une décennie de pratique du BIM, les concepteurs dressent un bilan nuancé : cette méthodologie améliore la qualité de conception, mais son coût, sa complexité et son manque d’adaptation aux petites structures freinent encore son adoption à grande échelle.

Interview de Corinne Stephany, architecte, Eric Hansen, ingénieur, et Andreas Finken, ingénieur, tous trois membres de l’OAI.

Quelle est la situation en matière de BIM au Luxembourg ?

Eric Hansen : Quand on a commencé à parler du BIM, il y a une dizaine d’années, nous n’étions que quelques-uns à nous y intéresser et à essayer de comprendre ce que cette approche pouvait réellement apporter. Puis, lorsque les pays voisins l’ont adopté, tout le monde a voulu « faire du BIM » au Luxembourg aussi. Cette euphorie a débouché sur de nombreux projets qui se sont mal passés parce que personne n’était prêt et tout le monde avançait comme il pouvait. S’en est suivie une phase de refroidissement. Depuis quelques années, la dynamique repart, portée notamment par les maîtres d’ouvrage qui en imposent désormais l’utilisation sous différentes formes, principalement dans le cadre des grands projets.

Andreas Finken : Une planification BIM ne peut réussir que si le maître d’ouvrage reçoit à la fin un projet BIM complet, ce qui inclut également un modèle IFC as-built. Les entreprises doivent donc reprendre le modèle IFC issu de la phase de planification, l’adapter et le détailler davantage. Il est donc peu judicieux de viser un niveau de détail très élevé dès la phase de planification si celui-ci ne peut pas être maintenu ou poursuivi lors de l’exécution. Ce problème est d’autant plus présent que les petites entreprises disposent souvent de moyens limités pour retravailler un modèle IFC en conséquence.

Quels sont les freins qui subsistent ?

Corinne Stephany : Ce qui nous ralentit encore, c’est que le BIM, pour apporter de réels bénéfices au maître d’ouvrage, doit être appliqué dans toute la chaîne de production. Et pour cela, il faut que tous les acteurs soient au même niveau de maturité. Les appréhensions que pouvaient avoir les concepteurs au début ont considérablement diminué. Ils se sentent désormais aptes à travailler avec le BIM, encore faut-il déterminer quel BIM est efficient pour eux : le BIM est, en effet, encore souvent fait pour faire du BIM, et non pour profiter de la plus-value qu’il peut apporter au niveau des processus de production et, plus tard, d’exploitation. Le BIM n’est pas non plus adapté à tous les projets : dans les petits projets, il a très peu de retombées économiques. Un petit projet en BIM avec des entreprises artisanales qui ne l’appliquent pas et un maître d’ouvrage qui n’en tire aucun profit, c’est un problème qui persiste.

AF : Un obstacle majeur dans les projets BIM réside dans les coûts supplémentaires et la manière dont ils sont répercutés dans les contrats. Les efforts à fournir, en particulier pour la modélisation lors des fréquentes modifications pendant la phase de conception, sont nettement supérieurs à ceux d’une planification classique. Cela s’explique en partie par le fait que les priorités sont souvent mal définies. On considère fréquemment qu’un modèle sans erreurs, très détaillé et sans collisions constitue l’objectif principal d’une planification BIM. Pourtant, l’aspect réellement décisif, à savoir la collaboration intégrée et l’ingénierie impliquant tous les intervenants du projet, passe alors au second plan. Cette problématique résulte principalement d’un manque de connaissances et d’expérience des parties prenantes. Un autre obstacle important est la limitation des logiciels disponibles pour les techniques du bâtiment. Surtout dans le cas de projets plus vastes et complexes, ces programmes atteignent rapidement leurs limites et ralentissent considérablement le processus de planification.

Dans la pratique, qu’est-ce qui fonctionne et qu’est-ce qui ne fonctionne pas ?

CS : Ce qui fonctionne, c’est lorsque le BIM permet d’augmenter l’efficience dans les bureaux en établissant les livrables plus facilement ou en automatisent certains process, par exemple. Là, le BIM est complètement logique, il est implémenté, il ne coûte pas plus et il permet d’augmenter la rentabilité. Mais il ne faut pas perdre de vue que le BIM augmente le temps consacré à la planification. Autrement dit, les apports positifs qu’il peut avoir dans les phases qui suivent (augmentation de la qualité, diminution des erreurs, etc.) sont reportés sur les phases en amont. Si les retombées ne sont pas au rendez-vous, alors c’est un problème.

EH : Sur les deux grands projets que mon bureau a réalisés en BIM jusqu’à la réception, il y a eu un gain en fluidité pendant la phase de chantier du gros-oeuvre, ce qui présentait un avantage aussi pour nous puisque nous avons consacré moins de temps au suivi de chantier que d’habitude, mais ce gain n’équivaut pas au temps et à l’énergie que nous avons dû investir en phase de planification. Il reste un gap, et c’est sur ce gap que nous, concepteurs, aimerions être rémunérés.

Le BIM a-t-il apporté les bénéfices attendus ?

EH : Cela dépend où on place le curseur. Si l’objectif est d’améliorer la qualité de la conception alors, oui, l’objectif est atteint. Mais le BIM n’est pas la solution pour tout.

CS : Il faut faire la différence entre le « BIM utile » qui structure les bureaux et le « BIM marketing » ou « procédural » des maîtres d’ouvrages qui imposent des procédures extrêmement lourdes. Bien sûr, pour implémenter le « BIM utile », il faut aussi faire du « BIM marketing », même s’il n’augmente pas l’efficience. L’efficience augmentera avec la mise en place d’outils comme le cadastre national des matériaux ou la dématérialisation de l’autorisation de bâtir. Il y a sûrement aussi des enjeux politiques dans le BIM, mais ces enjeux ne peuvent pas reposer uniquement sur les épaules des concepteurs. On ne peut pas leur demander de tout faire pour le même prix alors que les intérêts dépassent ceux des bureaux eux-mêmes de gagner en efficience.

AF : Je pense que, malheureusement, on ne peut le confirmer. Il a été communiqué il y a quelques années que, dans un projet BIM, la charge de travail de conception se déplaçait principalement vers les phases initiales, dans l’espoir que l’effort supplémentaire en avant-projet serait en grande partie compensé plus tard lors de la phase d’exécution. Malheureusement, il s’avère que ce n’est pas le cas : l’effort global pour un projet BIM est nettement plus élevé, sans que la qualité de l’exécution n’augmente dans la même mesure.

Les objectifs politiques et la réalité du terrain ne sont donc pas toujours alignés…

CS : Il ne faut pas faire l’amalgame entre les différents contextes de développement du BIM : le BIM de conception-réalisation qui est un outil de collaboration pour concevoir et construire plus efficacement, le BIM d’exploitation que le maître d’ouvrage utilise pour la maintenance et le BIM politique qui est au service de la digitalisation du secteur et de l’économie nationale. Nous reconnaissons que l’objectif politique doit être ambitieux pour aboutir à quelque chose. Dans les bureaux d’architectes, qui sont souvent de petites structures, nous utilisons des outils 3D qui nous servent à gagner en efficacité dans notre travail quotidien, plutôt qu’une procédure BIM à proprement parler. Le problème, c’est quand le maître d’ouvrage veut un BIM complet qui reprend tous les cas d’usage sans être prêts à payer pour l’investissement supplémentaire que cela implique, et sans avoir une vision claire de ce qu’il va en faire, auquel cas la maquette ne sera au final exploitée que pour des tâches simples.

Faut-il sensibiliser les maîtres d’ouvrage à ce qui est pertinent ou pas ?

EH : Oui, et c’est le rôle de l’OAI d’exprimer ce qui fait sens pour les concepteurs. Nous devons avancer par étapes : une fois que le premier palier sera franchi avec les concepteurs, nous pourrons embarquer les entreprises qui seront d’autant plus motivées qu’elles verront que ça fonctionne. Le BIM doit être réduit à son essentiel dans un premier temps pour ne pas se disperser dans des exigences inimaginables, qui font perdre de l’énergie et génèrent de la frustration.

AF : Oui, je pense qu’il est indispensable que les maîtres d’ouvrage soient sensibilisés dès le début à ce qu’un modèle BIM permet réellement de faire et à ce qu’il ne permet pas de réaliser. Souvent, les maîtres d’ouvrage ne savent pas ce que signifient les différentes qualités BIM, comme par exemple les niveaux LOD (Level of Development / Detail), qui définissent le degré de précision et de fiabilité qu’un modèle doit avoir à un moment donné. Si un maître d’ouvrage demande ultérieurement un niveau très élevé sans savoir ce que cela implique (coûts et efforts supplémentaires), cela crée de fausses attentes. C’est pourquoi cette sensibilisation doit intervenir dès le début du projet, idéalement avant même la signature du contrat.

De quel soutien les petits bureaux auraient-ils besoin ?

CS : Les architectes auraient besoin de solutions prêtes à l’emploi (plug-ins, templates préconfigurés, outils développés collectivement) qu’ils pourraient acheter et intégrer facilement. Comme le marché luxembourgeois a ses spécificités, ces outils devraient être adaptés au contexte national.

EH : Pour les ingénieurs, la situation est similaire. Même s’il existe de grandes sociétés bien structurées, beaucoup de petits bureaux manquent de moyens. Souvent, le BIM est porté par un patron passionné qui fait du BIM le soir au lieu d’encoder ses factures. Là aussi, une aide collective ou des outils mutualisés seraient précieux.

Les maîtres d’ouvrage imposent parfois leurs propres logiciels. Qu’est-ce que cela implique pour les bureaux ?

CS : Cela entraîne de lourdes conséquences économiques et organisationnelles : nous ne pouvons pas changer de logiciel du jour au lendemain, ni maîtriser plusieurs programmes de modélisation, compte tenu de leur complexité. Imposer un logiciel revient à exclure certains acteurs, ce qui va à l’encontre de la loi sur les marchés publics. C’est pourquoi nous prônons l’openBIM, qui permet d’éviter la discrimination entre bureaux.

EH : Même les grands bureaux ont du mal à gérer deux logiciels en parallèle : cela divise les équipes et complique l’organisation interne, donc cela réduit l’efficience. L’openBIM, malgré ses limites techniques, est une bonne solution pour éviter les erreurs et les pertes d’efficacité. Il faut veiller aussi à la dépendance vis-à-vis des grands éditeurs de logiciels si le secteur public venait à imposer un acteur unique. Il est donc essentiel de préserver la liberté de choix et la diversité du marché.

AF : En tant que planificateurs, nous devons nous limiter à un ou deux logiciels, car ceux-ci sont utilisés non seulement pour la conception des plans, mais aussi pour les calculs techniques. Cela implique une charge de formation et un temps d’adaptation considérables pour nos collaborateurs. Il faut également tenir compte du fait qu’il existe très peu de solutions logicielles réellement adaptées à la fois aux ingénieurs et aux architectes. Lorsqu’un maître d’ouvrage impose un logiciel spécifique, cela présente l’inconvénient de limiter le cercle des planificateurs potentiels. Les bureaux qui travaillent avec d’autres programmes ne peuvent soit pas participer du tout, soit doivent procéder à des changements importants, ce qui peut entraîner des coûts supplémentaires.

Mélanie Trélat
Article paru dans Neomag #74 - novembre 2025

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Publié le mardi 18 novembre 2025
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