
Digitalisation de la construction : quels leviers au Luxembourg ?
La transformation numérique de la construction avance au Luxembourg grâce à une dynamique collective structurée autour du CRTI-B. En qualité de GIE, il agit comme chef d’orchestre neutre : il aligne les acteurs, cadre les échanges d’information et accompagne la montée en compétences.
Interview de l’équipe du CRTI-B (Centre de Ressources des Technologies et de l’Innovation pour le Bâtiment)
Le BIM étant un élément majeur de la transformation numérique, son action se matérialise par des référentiels partagés (le Guide d’application BIM Luxembourg et ses annexes), des parcours de formation BIM certifiants au niveau national (Digital Building Luxembourg), des outils métiers (ex. simulateur public REVPRIX pour la révision des prix), ainsi qu’une participation active à des cadres d’interopérabilité comme BIMIDS au niveau belge et luxembourgeois. Cette combinaison « standards + compétences + outils » permet aux projets de s’appuyer sur une base commune, interopérable et évolutive — condition indispensable pour digitaliser à grande échelle sans exclure les plus petites structures.
Y a-t-il des freins qui persistent — et comment peut-on les dépasser ?
Malgré les avancées, plusieurs obstacles freinent l’avancement du numérique. La fragmentation de la chaîne de valeur (lots, contrats, silos) interrompt les flux de données en continu. L’exigence inégale des maîtres d’ouvrage en matière de livrables et de formats conduit les équipes de concepteurs à minimiser l’effort digital si la valeur ajoutée n’est pas explicitement demandée. Le ROI perçu reste incertain pour de nombreuses PME, en raison de coûts initiaux (licences logicielles, équipements, accompagnement) et de bénéfices différés. S’ajoutent des problèmes d’interopérabilité (versions d’outils, échanges par fichiers, ressaisies), un déficit de compétences hybrides (terrain - numérique) et une conduite du changement souvent insuffisante. Trop de processus papier sont simplement numérisés à l’identique sans revoir rôles, délais de validation et décisions. Les zones grises contractuelles (statut du modèle, propriété et responsabilité de la donnée) ralentissent la collaboration. La gouvernance de l’information reste perfectible (noms, droits d’accès, versions, traçabilité, cybersécurité), tout comme les conditions terrain (connectivité de chantier, équipement durci, intégration des sous-traitants). Enfin, le pilotage par indicateurs demeure insuffisant et la prolifération d’expérimentations qui restent au stade du pilote, sans passage à l’échelle, disperse les efforts et réduit l’impact.
Pour franchir ce cap, la feuille de route gagnante combine : exigences MOA proportionnées, standards partagés, CDE opérationnelles, réingénierie des processus (et pas seulement leur numérisation) y compris les procédures administratives, schémas contractuels clarifiés et pilotage par KPIs centrés valeur (qualité, délais de décision, non-qualité, reworks). L’idée-clé : partir de quelques cas d’usage à fort retour (production des livrables, revue de clashs, suivi des réserves, DAO ou DOE structuré, contrôle de conformité pour n’en citer que quelques-uns) et les standardiser plutôt que multiplier les projets pilotes et tests isolés.
Les CCG et CTG du CRTI-B peuvent-elles, elles aussi, devenir des leviers de digitalisation concrète du secteur ?
Les clauses contractuelles générales (CCG) et les clauses techniques générales (CTG), éditées par le CRTI-B, constituent une composante essentielle de la transformation numérique : elles offrent un langage commun, stabilisent les responsabilités et structurent les livrables, de la conception à la réception. Intégrés dans une démarche digitale, ces documents ne sont plus de simples PDF : ils deviennent des référentiels vivants, interrogeables et réutilisables dans les outils de la filière (CDE, plateformes d’appels d’offres, gestion de contrats, BIM/IFC pour les exigences d’information). En standardisant définitions, clauses et annexes techniques, CCG et CTG facilitent l’interopérabilité et la traçabilité : même nommage, mêmes exigences, mêmes jalons — donc moins d’ambiguïtés, moins de ressaisies, moins de litiges.
Prochaine étape logique et prévue par le CRTI-B : un chatbot spécialisé, connecté à la version structurée des CCG/CTG. Il permettrait de répondre de façon ciblée aux questions des maîtres d’ouvrage, concepteurs et entreprises (« Quelle clause s’applique à… ? », « Quel livrable est exigé en phase exécution ? », « Quel code de mesurage pour cet élément de construction ? »), avec liens directs vers les articles concernés et suggestions de gabarits. Couplé à des métadonnées (thème, phase, lot, niveau d’exigence), le chatbot accélère la compréhension, harmonise les pratiques et alimente automatiquement les check-lists, EIR/BEP et modèles contractuels. Ainsi, les CCG et CTG deviennent des actifs numériques au service d’une mise en œuvre cohérente, mesurable et réellement opérationnelle.
Digitalisation : mêmes objectifs, moyens différents — comment éviter le décrochage entre grands et petits ?
La digitalisation n’est pas vécue de la même manière par tous. Les grandes entreprises disposent de ressources (équipes BIM/data/IT), de budgets de formation et d’un parc logiciel plus homogène, ce qui facilite la standardisation et l’industrialisation — au prix parfois d’une inertie décisionnelle. Les PME, bureaux agiles et artisans sont proches du terrain, réactifs, mais contraints par le temps, le coût et la disponibilité de compétences.
La réponse efficace passe par une graduation des exigences : un socle commun simple et utile pour tous (formats ouverts, métadonnées essentielles, gabarits, nomenclatures), puis des exigences avancées pour les projets/lots à risques plus élevés. À cela s’ajoutent des outils compatibles « light → pro » (CDE web/mobile, fonctions avancées activables), une formation modulaire (micro-sessions pour PME, parcours métiers pour grands comptes), des contrats incitatifs (qualité des données, formats ouverts) et un accompagnement mutualisé (mentorat grand–petit, office hours, audits flash). Ainsi, les grands peuvent accélérer sans être freinés, et les petits monter en maturité sans surcharge.
Concrètement, quels outils sont en service et quelles étapes figurent sur votre feuille de route ?
Le secteur bénéficie déjà d’un socle opérationnel : le Guide d’application BIM Luxembourg (et annexes EIR/BEP) pour cadrer rôles, processus et échanges ; le parcours de formations BIM national sur Digital Building Luxembourg pour structurer les compétences ; et une articulation régionale grâce à BIMIDS, qui vise à standardiser et fiabiliser les données échangées à l’échelle Benelux. La prochaine vague de projets se concentre sur des services applicatifs qui réduisent la friction au quotidien : dématérialisation des autorisations (permis de construire numérique, contrôles automatiques ciblés), passeports de matériaux et d’actifs générés depuis la maquette pour soutenir l’économie circulaire, intégration d’analyses de cycle de vie et de bilans carbone dans le flux BIM, et consolidation d’un écosystème BIM prêt à l’emploi (gabarits, bibliothèques, processus). Objectif : passer de la règle à l’usage, du document à la donnée exploitable.
La dernière question que tout le monde attend : faut-il rendre le BIM obligatoire ?
La position de principe tient en quatre idées simples. Le CRTI-B privilégie un BIM « par la valeur », fondé sur standards, guides et compétences, plutôt qu’un couperet réglementaire uniforme. Les exigences doivent être progressives et proportionnées, initiées par les maîtres d’ouvrage et adoptées par les maîtrises d’œuvre en vue du développement des projets par des méthodes de coordination digitales. L’enjeu n’est pas d’imposer un logiciel ou une maquette à tout prix, mais de mettre en place les bases permettant d’assurer la qualité et la continuité des données (formats ouverts, CDE, livrables utiles à l’exploitation).
En résumé : oui à un BIM consensuel et à des engagements ciblés où la valeur est partagée par tous les acteurs ; non à une obligation non-différenciée qui pénaliserait surtout les plus petites structures.
Article paru dans Neomag #74 - novembre 2025
