
4 femmes – 4 matériaux
Elles sont ingénieures chez Schroeder & Associés, passionnées par la matière, et chacune a son matériau de cœur.
Interview de Anna Gidt, Lynn Lecorsais, Alina Gritcenko et Faiza Benyahia, ingénieures chez Schroeder & Associés
Anna Gidt travaille l’argile, un matériau ancien qu’elle aborde avec une précision presque artisanale. Lynn Lecorsais, associée, voit dans le bois une ressource vivante, durable, qu’elle connaît dans ses moindres détails. Alina Gritcenko, formée entre la Russie, les Pays-Bas et le Luxembourg, explore les structures en béton avec un regard international, curieuse de tout ce que la matière peut raconter. Faiza Benyahia, spécialisée en acier, a pris bon exemple sur Gustave Eiffel entre autres et essaie de pousser les limites de l’acier.
Quatre femmes, quatre parcours, quatre approches de l’ingénierie – unies par une même exigence et un lien avec leur matière de prédilection.
Quel a été le déclic pour travailler avec votre matériau (argile, bois, béton, acier) en particulier ?
Anna Gidt : Ce qui m’a attirée vers l’argile, c’est sa simplicité et son authenticité. Le déclic a eu lieu lors de projets personnels : d’abord la maison unifamiliale de ma sœur, puis la rénovation de mon propre logement. Dans les deux cas, j’ai choisi l’argile, ce matériau naturel aux origines millénaires. Même si son utilisation reste marginale dans le bâtiment, je suis persuadée que son rôle va grandir.
Lynn Lecorsais : Le bois m’a toujours fascinée, tant pour ses qualités techniques qu’écologiques et esthétiques. Sa polyvalence en fait un matériau très libre d’emploi, ce qui en fait un allié précieux dans de nombreux projets de construction.
Alina Gritcenko : Ce choix s’est imposé naturellement à travers ma profession. Dans le cadre de mes activités au sein du service Bâtiments - Ouvrages d’Art, je travaille notamment sur des ponts, qui, au Luxembourg, sont souvent conçus en structures mixtes. Cela signifie que l’on utilise à la fois le métal – les poutres en acier – et le béton sous forme de dalles en béton armé, liées par des dispositifs de connexion.
Faiza Benyahia : Ce qui m’a poussée vers l’acier, c’est avant tout l’enthousiasme communicatif de mon professeur, spécialiste de ce matériau. Dans le hall de mon école à Clermont Ferrand en France, une série de maquettes et de posters de viaducs, de bâtiments et d’autres structures en acier m’ont réellement interpellée et donné envie d’en apprendre davantage sur ce métal. Grâce à la diversité de ses nuances, l’acier offre un éventail presque infini de possibilités en matière de construction.
Comment votre perception du matériau a-t-elle évolué avec le temps ?
Anna Gidt : Ma vision de l’argile a vraiment changé, surtout grâce à un projet marquant : la crèche de Roodt-sur-Syre. Ce chantier m’a permis de mesurer tout le potentiel de ce matériau. Il oblige à redécouvrir et adapter des savoir-faire anciens, mais une fois ces techniques apprivoisées, on se rend compte qu’il est très agréable à manipuler, autant pour les concepteurs que pour les ouvriers.
Lynn Lecorsais : Le bois était longtemps vu comme un matériau rustique, réservé aux chalets ou aux toitures. Aujourd’hui, grâce aux avancées technologiques, il s’impose dans des projets bien plus ambitieux : immeubles, écoles, bâtiments publics, passerelles… L’esthétique combinée à la durabilité fait du bois une matière désormais incontournable.
Alina Gritcenko : Au début de ma carrière, je voyais les ouvrages comme de simples volumes à dimensionner. Avec le temps, ma perception a évolué : je m’intéresse désormais à la forme des structures et à la manière dont le matériau peut s’y adapter et l’épouser. C’est cette logique d’optimisation qui guide désormais mon travail.
Faiza Benyahia : Le fer est le métal le plus abondant sur Terre, et l’acier, un alliage principalement composé de fer et de carbone. Très tôt, l’industrie sidérurgique a intégré le recyclage à son processus de production grâce à une filière dédiée : les déchets métalliques y sont récupérés, recyclés, puis transformés en produits réutilisables à l’infini. Au cours des vingt dernières années, cette filière a connu de profondes transformations, portées par la montée des préoccupations environnementales. Aujourd’hui, l’acier se réinvente : sa production privilégie l’électricité verte, sa réutilisation est facilitée par la déconstruction, et sa composition chimique a été optimisée pour en améliorer la résistance et les performances.
Comment abordez-vous la question de la durabilité et du recyclage du matériel ?
Anna Gidt : L’argile est un matériau naturellement durable : elle sèche à l’air, sans besoin d’additifs chimiques, et peut être réutilisée simplement en la réhydratant. Pour les cloisons non porteuses, les blocs d’argile sont idéaux – si le poids le permet. Et ceci aussi en cas de déconstruction. Et si elle provient de sources locales, son impact environnemental est encore réduit.
Lynn Lecorsais : Avec la montée des préoccupations environnementales, le bois est désormais considéré comme un matériau d’avenir. Il s’inscrit pleinement dans une logique d’économie circulaire : on peut le démonter, le réemployer, le revaloriser facilement.
Alina Gritcenko : Les structures mixtes (béton-acier) ont l’avantage de la longévité : les ponts sont conçus pour une durée de cent ans, ce qui amortit son impact environnemental. Grâce à des optimisations de conception, on en réduit l’empreinte carbone.
Faiza Benyahia : L’acier s’impose comme un matériau durable, permettant de prolonger la vie d’un bâtiment grâce à sa grande adaptabilité. Il facilite la réalisation de renforts, d’extensions ou de surélévations, souvent sans affecter les fondations existantes. Il permet également des transformations structurelles majeures, telles que la suppression de colonnes, rendue possible par l’utilisation de poutrelles métalliques à haute résistance. Par ailleurs, dans une logique d’économie circulaire, nous encourageons systématiquement nos clients à privilégier l’acier issu de filières de recyclage. Nous les incitons également à recourir aux énergies renouvelables durant la phase de construction, afin de réduire au maximum l’impact environnemental du matériau.
Comment travaillez-vous l’innovation dans un matériau souvent jugé « traditionnel » ?
Anna Gidt : Nous explorons de nouvelles façons d’utiliser l’argile : enduits, blocs, mais surtout à partir de déblais de chantier réemployés localement. Cela permet une valorisation immédiate de ressources disponibles. Certes, elle a ses limites – elle ne convient pas pour des structures porteuses dans le sens limité – mais elle s’associe très bien à d’autres matériaux comme le bois ou le béton.
Lynn Lecorsais : Comme mentionné précédemment, le bois s’est énormément modernisé. Aujourd’hui, grâce aux innovations techniques, il n’est plus limité à des usages traditionnels. Des concepts acoustiques innovatifs de même que les développements dans les études de comportement au feu du bois permettent des constructions ambitieuses, performantes et durables, tout en conservant ses qualités esthétiques.
Alina Gritcenko : L’innovation, dans mon domaine, se traduit surtout par l’évolution des outils de calcul et de modélisation. Le matériau composite acier-béton est un matériau éprouvé, mais les méthodes pour l’optimiser progressent sans cesse. On peut ainsi cibler son utilisation avec plus de précision et de pertinence.
Faiza Benyahia : Ces trente dernières années, l’innovation dans le domaine de l’acier s’est concentrée notamment sur l’amélioration de sa résistance et l’augmentation de ses performances mécaniques, un domaine dans lequel le Centre de Recherche et Développement d’ArcelorMittal à Esch-sur-Alzette — où j’ai eu l’opportunité de faire un stage durant mes études — a joué un rôle majeur. Par ailleurs, la résistance au feu a également connu des avancées significatives, rendues possibles grâce à de nouvelles méthodes de calcul plus poussées, permettant une optimisation toujours plus fine de ce matériau.
Quels sont les avantages de ce matériau en ingénierie ?
Anna Gidt : L’argile possède des qualités remarquables : elle régule naturellement humidité, ce qui garantit un excellent confort intérieur. Elle stocke l’humidité, est incombustible, et n’émet aucun composé nocif. Sur notre projet à Roodt-sur-Syre, elle a été appliquée comme cloisons non porteurs en maçonnerie et comme enduit sur des murs en bois avec chauffage de surface intégré : le résultat est un confort thermique doux en hiver, et une agréable fraîcheur en été.
Lynn Lecorsais : Le bois offre de nombreux avantages. En tant que ressource renouvelable, il a la capacité de stocker le CO₂, ce qui en fait un matériau particulièrement respectueux de l’environnement. Sa légèreté et sa modularité le rendent très performant sur le plan technique, tout en facilitant sa mise en œuvre. Préfabriqué, il permet un montage rapide et propre sur les chantiers. Enfin, son aspect esthétique contribue à créer des ambiances chaleureuses, naturelles et apaisantes, ce qui renforce son attrait dans l’architecture contemporaine.
Alina Gritcenko : Les structures mixtes sont plus légères et plus efficaces que celles faites uniquement d’un seul matériau, ce qui permet de réduire le poids total et d’augmenter l’efficacité de l’ouvrage. Grâce aux dalles préfabriquées, la rapidité d’exécution est accrue. On peut même construire un pont sans interrompre sur une longue durée le trafic ferroviaire – une approche que nous appliquons souvent au Luxembourg.
Faiza Benyahia : L’acier présente de nombreux atouts en ingénierie. Sa légèreté permet de concevoir des structures de grande portée tout en supportant des charges importantes, ce qui en fait un matériau idéal pour des projets ambitieux comme les ouvrages d’art, les complexes sportifs ou les piscines. À cela s’ajoute une excellente résistance, qui renforce encore sa pertinence dans des constructions exigeantes.
Avez-vous un projet marquant où ce matériau a été utilisé ?
Anna Gidt : Absolument : la crèche de Roodt-sur-Syre. C’est un projet emblématique où bois et argile se complètent parfaitement. L’argile provient des déblais de chantiers locaux, elle n’est pas cuite, ce qui permet une construction réversible et durable. C’est un très bel exemple d’économie circulaire appliquée au bâtiment.
Lynn Lecorsais : Plusieurs projets me viennent à l’esprit, démontrant que l’utilisation du bois dans la construction des écoles et structures d’accueil se prête particulièrement, permettant de créer un cadre durable, naturel et sain pour les enfants. La nouvelle école à Steinsel, celle à Wobrécken ou encore l’école de Mertzig sont des projets où le bois a été valorisé sous toutes ses formes, dans une logique de durabilité.
Alina Gritcenko : Oui, je pense au pôle d’échange Midfield à Howald, un pont d’une soixantaine de mètres qui surplombe les voies ferrées et relie plusieurs modes de transport. Grâce à l’emploi de dalles préfabriquées et de l’acier corten, nous gagnons en efficacité, en rapidité et en durabilité, tout en limitant les perturbations du trafic.
Faiza Benyahia : L’un des projets qui m’a le plus marquée est sans aucun doute l’arène sportive réalisée en 2012 pour la King Saud University en Arabie Saoudite. C’était une expérience très enrichissante, tant sur le plan technique qu’humain. Cette arène, avec une portée impressionnante de 150 mètres, ne pouvait être réalisée qu’en acier. Le matériau a été produit au Luxembourg avant d’être acheminé jusqu’en Arabie Saoudite pour le chantier. Cela montre également la flexibilité du matériau aussi bien dans la conception que dans la logistique.
Article paru dans Neomag #71 - juin 2025
Photo couverture : Faiza Benyahia, Anna Gidt, Alina Gritcenko et Lynn Lecorsais (de g. à d.)