
Politique du territoire et décarbonation
Et si le "où" pouvait induire un nouveau "quoi" avant de se perdre dans le "comment" ? L’Accord de Paris, signé en 2015, paraît comme le dernier moment d’un optimisme global : la conviction que coordination et promesse suffiraient à inverser le changement climatique. Un narratif collectif fondé sur l’action et la responsabilité partagée.
Or, au lieu d’une imposition internationale, il proposait une énigmatique déclinaison opérationnelle : chaque nation invitée à improviser sa propre mise en œuvre du salut commun. C’est dans ce blanc de page, celui d’un narratif de décarbonation projeté vers 2050, que le ministère de l’Aménagement du Territoire de Claude Turmes lançait, en 2020, une consultation internationale : un dialogue compétitif cherchant à explorer comment le territoire, loin d’être simple décor, pourrait accompagner, induire, contraindre et incarner la forme même de cette courbe de décarbonation.
Trajectoires du futur
Les potentielles trajectoires nationales de neutralité carbone se lisent comme des fictions politiques. La première, radicale, imagine la rupture ; une décarbonation immédiate, brutale. La seconde, pragmatique, trace une pente douce, continue et linéaire : un atterrissage maîtrisé. La troisième, différée, repousse tout changement jusqu’au « hard landing » ; la version polie du collapse. Ces courbes ne sont pas des chiffres, mais des récits du temps. Entre inertie et radicalité, la transition devient champ de tension entre désir et contrainte. Planifier revient à choisir une politique du tempo : négocier ou encaisser le changement.
Nouvelle métaphysique du carbone
Pour le Luxembourg, la trajectoire commence haut : près de 16 tonnes de CO₂ par habitant en 2021, à réduire à environ 6 t/CO₂/cap d’ici 2050. Une compression du quotidien, une miniaturisation du confort.
Deux voies s’affrontent : la « 1,5 °C life », fondée sur la transformation des usages, et la « 1,5 °C tech », croyance dans la machine réparatrice, le Deus Ex Machina contemporain. Entre foi technologique et discipline du désir, l’Europe cherche un équilibre entre renoncement et invention. Les émissions négatives introduisent une nouvelle métaphysique, constante dans les bilans et trajectoires : il ne s’agit plus seulement de réduire, mais d’absorber. Peut-être demain par la machine, mais aujourd’hui encore par le sol, la forêt, la matière, le paysage. Le salut ne se joue ainsi pas exclusivement dans la ville, mais dans ce qui l’entoure.
Politique du paysage
Ambrogio Lorenzetti, au XIVe siècle, peignait déjà l’interdépendance entre ville et campagne dans son Allégorie du Bon Gouvernement. Sept siècles plus tard, la question demeure : comment gouverner l’équilibre entre extraction et régénération ? L’écologie cesse d’être un secteur ; elle devient la matrice du politique. Le territoire n’est plus administré : il juge.
Réinventer le territoire
Le Luxembourg, pris isolément, ne fonctionne pas. Chaque jour, des dizaines de milliers de frontaliers alimentent une économie qui déborde les frontières. Le territoire fonctionnel est transfrontalier, mais aussi liquide et dépendant des flux de la conjoncture. Face à cela, émerge une lecture alternative : la région bio-fonctionnelle, fondée non sur la souveraineté mais sur la continuité et interdépendance écologique, écosystémique. Une géographie de bassins versants et de sols, un corps collectif plutôt qu’un diagramme politique. Les nouvelles cartographies, nourries par les données et les algorithmes, ne décrivent plus : elles projettent des capacités d’autosuffisance. Elles mesurent ce que le territoire peut produire, absorber, recycler, et simulent une bio-région capable de se nourrir, de construire, de se maintenir à échelle critique.
Le non-bâti comme infrastructure
Le paysage non construit révèle donc une double puissance : productive et atmosphérique. Il produit des matériaux, de la nourriture, de l’autonomie (à condition d’un changement radical de régime alimentaire). Il absorbe aussi : séquestre du carbone, restaure les équilibres. Le non-bâti devient ainsi infrastructure lente, invisible, mais essentielle : machine de réparation atmosphérique et de cohésion territoriale.
Une archéologie de l’étalement
Or, depuis les années 1950, le Luxembourg traite son sol comme une réserve foncière, non comme un système vivant. Un demi-hectare consommé chaque jour, 15 % du territoire déjà artificialisé ; presque le double de 1990. Un pays devenu archéologie en temps réel de l’étalement. Un (sub)urbanisme à volonté, sans mesure, où le territoire n’est pas planifié, mais dévoré.
Une nouvelle culture de la planification
Considérant la capacité du paysage à séquestrer, produire, régénérer, considérant la croissance comme donnée structurelle, une équation se dessine. Elle ne se résout qu’à une condition : l’émergence d’une culture de la planification capable de préserver tout en développant. Le sol cesse alors d’être support : il devient donnée active. Son usage se détermine selon sa capacité de régénération. La planification devient architecture des flux : culture alimentaire, matière et carbone en un même métabolisme. Un territoire pensé pour intensifier, non s’étaler.
TDR : la limite comme devise
Les transferable development rights (TDR) déplacent la planification vers le symbolique. Ils dissocient droit de propriété et droit à construire. Ce dernier devient valeur abstraite, négociable, mobile. La planification se transforme en économie de compensation : densifier ici pour préserver ailleurs. La contrainte devient devise, la rareté ressource. La durabilité cesse d’être morale : elle devient système d’échanges raffinés entre espace, valeur et désir. Le TDR incarne une économie de la sobriété : une écologie des équivalences.
RURALIA résilient & SUBURBIA sublime
Afin de vérifier la théorie, deux cas d’études dans des conditions typomorphologiques différentes, ont été simulés en analysant les documents d’aménagements et en attribuant des applications architecturales concrètes :
Bettendorf, comme épitome du contexte rural, Helfent, comme exemple de la condition suburbaine / périphérique.
- Bettendorf : l’archétype rural avec un tissu en déclin mais une structure spatiale intacte. Fermes abandonnées, granges vacantes, vastes empreintes scellées : autant de réservoirs de densité. Réhabilitées en hybrides productifs, rez-de-chaussée agricoles ou artisanaux, logements au-dessus, elles recomposent une ruralité compacte. Bettendorf 2050 : un village dense et socialement cohésif ainsi que productif, exploitant durablement son paysage par forêts et économie du bois et éventuellement des bassins d’algues.
- Helfent : la condition suburbaine composée d’un archipel de boîtes commerciales et de pavillons. Ici, la transition passe par la libération des surfaces scellées. Les parkings deviennent fonciers de projet ; les tours à structures adaptables remplacent les hangars en panneaux sandwich. Les socles s’activent, mêlant habitat, production, loisirs. La périphérie devient un quartier 15 minutes, métabolique, connecté au paysage.
Conclusion
La décarbonation n’est pas un chapitre de plus dans l’aménagement du territoire : c’est potentiellement le renversement de l’alphabet de la planification. Passer d’une culture d’extension à une culture du métabolisme, de l’intensification ; troquer la surface contre le cycle, la forme contre le flux, l’addition contre la limite. Le territoire devra devenir organe - productif, séquestrant, régénératif -, et la planification une éthique opératoire du soin : calibrer les usages à la capacité du sol, densifier pour préserver, compter le temps autant que l’espace. Décarboner, ici, ce n’est pas seulement réduire : c’est réapprendre à vivre dans les limites, à composer avec ce que le territoire peut encore offrir, absorber, régénérer. C’est passer d’une logique de conquête à une logique d’entretien, d’une politique de la maîtrise à une politique de la dépendance éclairée.
La décarbonation esquisse ainsi une politique du territoire : une politique qui ne sépare plus l’écologie du projet, ni la matière du pouvoir. Une approche qui cherche moins à améliorer qu’à deprogrammer : rompre avec le statu quo de l’éternel médiocre, où la planification ne fait que reproduire sa propre inertie.
Ici, il s’agit d’inventer une nouvelle culture du projet, capable de penser à l’échelle des défis. Non plus ajuster, mais reconfigurer. Non plus planifier le connu, mais rendre praticable l’inimaginable.
Et si, finalement, le où développer induit un nouveau quoi bâtir, avant de se perdre dans le comment construire ?
Philippe Nathan, architecte, associé-fondateur de 2001, un studio développant territoires, bâtiments, espaces et idées. www.2001.lu
Article paru dans Neomag #75 - décembre 2025
