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La nécessité d'une collaboration itérative

La nécessité d’une collaboration itérative

Pour parvenir aux objectifs de réduction des émissions de carbone dans le domaine de la construction, il ne suffit pas de substituer des matériaux conventionnels par des équivalents moins carbonés. Interview de Lee franck, ingénieure experte en décarbonation chez Leen, et christian rech, fondé de pouvoir chez Cimalux.

C’est toute la chaîne de valeur qu’il faut remettre en question en généralisant le processus de conception intégrée et en érigeant la sobriété en principe intangible guidant l’acte de construire.

De quels moyens les fabricants de matériaux disposent-ils pour décarboner leurs process de production ?

Christian Rech : Les industriels disposent d’ores et déjà de leviers activables à court terme. Ceux-ci consistent par exemple, pour l’industrie cimentière, à recourir à davantage de combustibles secondaires d’origine biogénique, à la substitution d’une partie du clinker par d’autres constituants moins émissifs ou, pour les producteurs de béton, à l’optimisation de leurs formulations. D’autres leviers doivent être envisagés à plus long terme - typiquement le captage et le stockage de CO2 qui requiert au préalable de bénéficier de technologies industrielles matures, d’avoir accès à de grandes quantités d’énergie renouvelable et de disposer d’une infrastructure de transport de CO2. Du fait de cette différence de temporalité, il est fondamental que l’ensemble des acteurs de la chaîne de valeur contribuent dès à présent à réduire les émissions de CO2 du secteur de la construction.

C’est là qu’intervient la conception. Peut-elle permettre de couvrir le gap entre les économies de CO2 réalisées grâce à ces mesures et les objectifs européens ?

Lee Franck : Les réponses aux grandes questions que posent les principes de sobriété et d’efficacité en amont d’un projet ont un impact majeur. Pour réduire l’empreinte carbone d’un projet, le 1er réflexe doit être de se demander comment réduire les quantités de matériaux. Cela débute par une remise en question systématique de la demande : est-il vraiment nécessaire de construire ? Sachant qu’on bâtit aujourd’hui l’équivalent de la ville de Paris chaque semaine dans le monde et que, dans les pays du Nord, nous avons déjà un important patrimoine construit, nous devons, avant toute chose, tenter de répondre aux besoins avec l’existant. Ceci en privilégiant la réaffectation par la rénovation, la modernisation ou la transformation des fonctions pour éviter la démolition. Dans un 2e temps, il faut réfléchir à la réintégration d’éléments existants dans les nouveaux bâtiments. La réutilisation et le réemploi doivent être facilités et la déconstruction systématisée à cette fin. Finalement, une conception intelligente, qui limite les ouvrages en sous-sols, raccourcit les portées, évite les grands porte-à-faux ainsi que la discontinuité des structures porteuses verticales recherchera l’efficience dans l’utilisation des ressources. Privilégier des systèmes économes en matériaux tels que des dalles nervurées ou des caissons participe de cette démarche. Et, bien sûr, une fois les concepts adéquats choisis, il faut veiller à la juste spécification des matériaux.

On en revient au rôle de l’industriel. Quel est-il ?

CR : Il relève de notre responsabilité de mettre à disposition une palette de matériaux qui répondent aux exigences de décarbonation à travers différentes approches. Ceci peut se faire en réduisant d’une part les émissions spécifiques de GES des matériaux comme évoqué plus haut et en proposant d’autre part des matériaux présentant des performances mécaniques plus élevées. Ces derniers permettent de concevoir des systèmes constructifs plus efficients et de réduire ainsi les volumes nécessaires. En optant pour des matériaux tels que, par exemple, des aciers ou bétons à hautes performances, même s’ils peuvent émettre plus de CO2 par unité, il est possible de diminuer considérablement les émissions d’un ouvrage grâce à la réduction des masses mises en œuvre.
La problématique n’en reste pas moins complexe et nécessite une approche holistique cohérente pour atteindre un objectif défini par de multiples critères qui doivent être pondérés. Il n’existe pas de solution unique qui consisterait à simplement recourir aux matériaux présentant les plus faibles émissions spécifiques par unité. De nombreux critères sont à évaluer. C’est pourquoi il est essentiel que toute la chaîne de valeur se coordonne et collabore en formant des boucles itératives en amont du projet de manière à déterminer l’optimum atteignable.

Comment la manière de collaborer doit-elle évoluer ?

LF : L’ensemble de l’équipe de maîtrise d’œuvre doit être engagé dans le projet et ce, dès l’APS. Dans cette phase où des décisions cruciales sont prises, les ingénieurs peuvent apporter leur savoir-faire pour optimiser les systèmes constructifs et réduire les quantités de matériaux. Il faut sortir des silos, adopter une vision globale, que chacun s’intéresse aux besoins de l’autre, que la proposition de départ de l’architecte soit discutée et rediscutée. Il faut aussi quantifier le carbone, en considérant chaque solution proposée, en l’évaluant et en la comparant aux autres, et, bien sûr, avoir du feeling pour apprécier les hypothèses émises et guider le projet dans la bonne direction.

Cela a-t-il des répercussions en termes de coûts ?

CR : Nous devons adopter une approche à coût global qui considère l’investissement de départ ainsi que les coûts liés à l’exploitation, l’entretien, la réparation et la modification du bâtiment. À ceux-ci s’ajoutent les coûts de l’impact du bâtiment sur ses utilisateurs et sur son environnement immédiat. Finalement, le coût global partagé doit tenir compte de l’incidence d’un ouvrage sur la société respectivement les piliers du développement durable de manière générale. Ces coûts sont déterminés par la monétarisation des externalités qu’il génère : son incidence sur le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources, la biodiversité, la santé publique ou encore ses qualités culturelles, son niveau de résilience, sa circularité, etc. C’est cette multitude de paramètres qu’il faut pondérer. La priorité est aujourd’hui de réduire les émissions de CO2 liées aux bâtiments. Cependant, de par les flux de matériaux générés et l’échelle d’espace et de temps sur laquelle il faut considérer non seulement l’espace bâti mais également les politiques orientant la construction, nous ne pouvons-nous permettre d’ignorer les autres critères. Les orientations que nous prenons aujourd’hui nous impacteront pendant plusieurs décennies. Nous ne pouvons-nous soustraire à la responsabilité que cela implique et celle-ci nous oblige à sortir de notre zone de confort.

Une conclusion ?

LF : En tant que concepteurs, nous avons déjà des leviers à disposition. Nous pouvons atteindre sans difficulté 10 % de réduction de l’empreinte carbone, 25 % si l’équipe de maîtrise d’œuvre collabore efficacement, et 50 % si tout l’écosystème – y inclus les maîtres d’ouvrage, entreprises de construction, et fabricants de matériaux - est impliqué. Nous ne pouvons plus attendre, car les années que nous vivons actuellement jusqu’à 2030, sont critiques. Si nous n’infléchissons pas les tendances dès à présent, il faudra ensuite être très drastique, à supposer que nous disposions encore de solutions efficaces d’ici-là.

Mélanie Trélat
Extrait du Neomag#62

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Publié le mercredi 22 mai 2024
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