Construction - Innovation - Technologie
Laissons couler !

Laissons couler !

Au sein des techniques de construction en terre, la terre coulée apparaît comme l’une des (la) plus récente et s’apparente à s’y méprendre au process de réalisation d’un béton banché classique, raison pour laquelle on la renomme fréquemment « béton de terre » ou « béton d’argile ».

La terre coulée se différencie des autres approches par sa plasticité, permettant son coulage et son coffrage, tout en conservant les caractéristiques inhérentes aux autres produits en terre crue parmi : une forte inertie thermique, une capacité à réguler l’hygrométrie ambiante, une capacité à absorber les odeurs ainsi qu’un bilan environnemental faible, sans oublier sa recyclabilité infinie. Évoquant l’énergie grise des matériaux, la littérature spécialisée estime qu’un béton de ciment armé avoisine 1 800 kWh/m³ lorsqu’un béton de ciment non armé est à 500 et un béton de terre aux alentours de 130 ; il faudrait cependant pondérer ces indicateurs par une unité fonctionnelle adéquate puisque n’ayant pas les mêmes performances mécaniques, ces trois bétons ne seront pas mis en œuvre avec les mêmes épaisseurs. Mais l’intérêt d’utiliser la terre est ailleurs, notamment en ce qui concerne l’exécution d’ouvrages de séparation, de remplissage ou de doublage. La terre coulée est une approche intéressante en ce qu’elle permettrait de massifier l’utilisation et la consommation du matériau « terre » et qu’elle ne bouleverse pas les habitudes constructives luxembourgeoises – une bonne opportunité pour s’y intéresser ?

Comme pour le pisé ou les briques de terre compressée, le mélange terreux idéal se compose d’une large diversité granulométrique, depuis les plus fins éléments (argiles) jusqu’aux plus gros (graviers) en passant par les sables ; le ciment qui est incorporé au mélange et qui fait office de stabilisant représente une proportion (bien) plus faible que dans une formulation de béton classique, entre 3 à 8 %, soit 2 à 5 fois moins ; ce ciment est avant tout présent pour faciliter l’opération du décoffrage et éviter la « ruine » de l’ouvrage coulé, donc pas vraiment pour augmenter ses performances mécaniques. Plusieurs universités et instituts de recherche travaillent actuellement à substituer ce ciment par des plastifiants. En revanche, la teneur en eau est plus conséquente puisqu’elle atteint 9 à 11 % environ - condition nécessaire à l’obtention d’un état « visqueux » - alors qu’elle est insignifiante dans d’autres procédés de construction en terre.

La mise en œuvre s’apparente à celle d’un béton de ciment sans armatures, obligeant cependant à augmenter l’épaisseur des ouvrages pour atteindre une résistance mécanique suffisante ; en comparaison avec un ouvrage en pisé de terre, cette résistance en compression est a priori doublée pour atteindre environ 4 MPa, ce qui reste bien inférieur aux capacités portantes d’un béton de ciment (30-35 MPa au minimum). La terre coulée sera plus rapide à exécuter qu’un pisé de terre, mais plus lente qu’un béton classique à cause du temps minimal nécessaire au séchage avant décoffrage (environ le double, soit quatre jours). Des précautions spécifiques de mise en œuvre sont nécessaires, comme l’obligation d’exécuter au-delà de 5 °C (impasse durant la période hivernale), la nécessité de prolonger le temps de cure sous bâche ou l’obligation de couvrir les ouvrages face aux intempéries. Les détails d’exécution sont peu ou prou identiques à toute autre technologie de construction en terre, selon l’adage « de bonnes bottes et un bon chapeau », établissant une série de bonnes pratiques pour se prémunir de l’agresseur principal que représente l’eau.
Le raccourci qui consiste à supputer que demain, les ouvrages de terre remplaceront la majorité des ouvrages en béton est faux et inutile, chaque matériau devant être mis en œuvre là où il est le plus efficient et le plus en adéquation avec ses qualités intrinsèques ; il faut envisager la construction terre non pas comme un produit universel de substitution à d’autres, mais comme une approche de valorisation de matières locales ; épaissir de façon inconsidérée des maçonneries sous prétexte d’atteindre des performances mécaniques élevées ou de construire sur des hauteurs importantes ne fait ici aucun sens dans une perspective durable, car le gain qui consiste à économiser le ciment sera vite perdu. Le béton quant à lui demeurera essentiel à la réalisation d’ouvrages fortement sollicités.

Valoriser la terre, exploiter sa matérialité

L’expérience de Geobloc au Luxembourg a montré que des terres d’excavation de qualité ou d’autres déchets – par exemple, des déchets de carrière - sont disponibles en grandes quantités, ce qui permet à la construction en terre de se projeter dans l’avenir avec sérénité, selon un régime de consommation de ressources locales. Comme souvent lorsque l’on aborde la construction en terre, les coûts de mise en œuvre, le peu d’expérience, la faible disponibilité de normes et d’avis techniques comme une certaine (et légitime) frilosité des bureaux d’études péjorent et ralentissent son usage massif ; cependant, il suffit de lorgner chez nos voisins français, suisses et autrichiens pour constater la vigueur avec laquelle ce secteur se développe – il n’y a donc aucune raison pour que nous ne leur emboîtions pas le pas. Ensuite, la terre coulée reprend les codes esthétiques chers au béton banché : il existe donc une palette infinie de finitions de surface et de nuances qui permettent à chaque concepteur d’exploiter sa créativité.

Aller plus loin

Si la technique d’exécution de la terre coulée est relativement similaire à celle du béton de ciment, la phase d’études requiert des connaissances spécifiques, notamment en ce qui concerne la caractérisation des matières premières et la formulation de la recette, ce qui nécessite aujourd’hui une expertise étrangère au Luxembourg. Pour aller plus loin sur cette thématique, nous vous recommandons la lecture de l’ouvrage « Construire en terre coulée : une révolution ? » des auteurs Dominique Gauzin-Müller et Matthieu Fuchs dans la revue n°278 de D’Architectures (D’A) de mars 2020 ; par ailleurs le Centre International de la Construction en Terre CRAterre et amàco (atelier matières à construire) organisent régulièrement des formations, des séminaires et des ateliers spécifiques sur la terre coulée, dont une formation planifiée du 7 au 11 octobre de cette année chez amàco.

Régis Bigot – Architecte & Innovation Project Manager Neobuild GIE

Article
Article
Publié le lundi 8 avril 2024
Partager sur