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BIM et IA, des outils pour parvenir à des villes durables

BIM et IA, des outils pour parvenir à des villes durables

Luxinnovation agit comme facilitateur de l’innovation, accélérateur des projets collaboratifs et catalyseur de financement pour que nous puissions évoluer vers des modèles plus durables, circulaires et numériques, contribuant ainsi, indirectement, à des villes plus résilientes.

Interview du Prof. Matthias Sulzer, membre du comité de direction, responsable du département Sciences de l’ingénierie et co-responsable du domaine prioritaire de recherche Environnement bâti de l’EMPA (Suisse), et de Daniela Cattolico, Head of National Business Relationship chez Luxinnovation.

Prof. Sulzer, quel est l’état de développement du BIM ?

Prof. Matthias Sulzer : Il ne fait pas encore partie intégrante du processus de construction. Cela est lié à la fragmentation du secteur, à l’écart entre les niveaux de maturité des acteurs d’un projet, mais aussi à un manque de connaissance sur la manière de transformer les données du BIM en informations exploitables, puis en connaissances permettant d’améliorer la prise de décision. C’est l’axe de développement nécessaire pour que le BIM ait un avenir prometteur.

Quelle est la place de l’IA dans cette évolution ?

MS : Elle est déjà présente partout, et son utilisation ne cesse de s’élargir. Le BIM est la condition préalable pour l’appliquer efficacement. Si nous parvenons à transformer les données en informations, l’IA pourra exploiter ces informations pour générer davantage de connaissances, qui sont la clé pour améliorer la prise de décision, notamment dans des situations complexes.

Daniela Cattolico, que manque-t-il au Luxembourg pour franchir ce cap ?

Daniela Cattolico : Le Luxembourg dispose d’un écosystème très dynamique. Cependant, plusieurs leviers doivent être activés pour rendre l’adoption du BIM suffisante. Le premier est le renforcement des compétences, surtout dans les PME. Cela passe par la formation pour comprendre l’utilisation du BIM, mais surtout sa valeur stratégique. Le deuxième est l’interopérabilité entre les acteurs car le BIM impose une culture de collaboration, qui n’est pas nécessairement naturelle dans une filière aussi fragmentée que la construction.

Luxinnovation soutient les organisations dans cette transition en leur proposant différents programmes – Fit 4 Sustainability, Fit 4 Digital, Fit 4 Innovation, Fit 4 AI – permettant d’évaluer leur degré de maturité et de bénéficier d’un accompagnement personnalisé. Nous jouons aussi le rôle de facilitateur au sein de l’écosystème, par exemple en soutenant des événements comme BIMLux et la conférence Construction durable pour des villes résilientes. Et naturellement, sur le plan opérationnel, l’une de nos missions consiste à accompagner les entreprises dans la soumission de projets et la préparation de dossiers leur permettant d’accéder à des aides nationales ou européennes.

Qu’est-ce qui freine l’innovation ?

MS : La collaboration entre la recherche, le monde académique et l’industrie manque dans la construction. Cela empêche les entreprises d’être innovantes et de s’adapter aux changements. C’est la raison pour laquelle il lui faut parfois beaucoup de temps pour intégrer de nouveaux enjeux, comme la durabilité.

Ce constat sur le manque de culture R&D dans la construction est-il valable aussi au Luxembourg ?

DC : Oui, et c’est pourquoi notre mission de faire remonter les besoins du terrain vers les centres de recherche et l’université est essentielle. Nous soutenons pour cela la collaboration transfrontalière entre entreprises et centres de recherche, à l’échelle nationale et internationale, à travers des projets comme Greater Green / Greater Green +. Nous sommes aussi partenaire d’initiatives comme l’AI Factory, qui offre aux entreprises la possibilité d’expérimenter des outils basés sur l’intelligence artificielle s’appuyant sur les données issues du BIM, par exemple pour améliorer la gestion du cycle de vie des bâtiments (maintenance prédictive, optimisation énergétique, surveillance de la santé des bâtiments), pour traiter les flux de données issus de capteurs et d’appareils IoT dans des bâtiments intelligents ou pour soutenir la planification de la déconstruction, la réutilisation des matériaux et l’extension du cycle de vie des bâtiments. Un autre aspect est la diffusion de la culture d’innovation. Elle passe par la cartographie des acteurs de l’écosystème national des différentes chaînes de valeur, par des études de prospection pour savoir ce qui va venir et ce qui se passe au-delà de nos frontières, ou encore par l’organisation d’ateliers de co-création et d’innovation.

Dans quelle direction la R&D doit-elle se diriger ?

MS : Les villes ne doivent plus fonctionner avec des combustibles fossiles. Il faudra aussi plus de circularité pour faire face au manque de ressources : nos travaux ont montré qu’environ 90 % des ressources d’une ville sont liées à la construction. Enfin, l’industrie du bâtiment ne doit pas seulement devenir neutre, mais négative en carbone donc capable de le capter pour assainir l’atmosphère. Ces défis sont immenses, et nous ne pourrons pas les relever avec les mêmes processus que ceux utilisés depuis des siècles. Le BIM ou l’IA ne sont pas des solutions, mais des outils pour parvenir à la solution : des villes durables.

Existe-t-il déjà des avancées concrètes en Europe ou est-ce encore seulement un objectif ?

MS : Concernant les énergies renouvelables, c’est l’état de l’art : il existe déjà de nombreux projets de villes qui fonctionnent sans énergie fossile. Nous travaillons sur la circularité à travers des projets pilotes de bâtiments construits à partir de matériaux de déconstruction. La recherche se penche aussi sur les matériaux eux-mêmes, sur la manière dont ils peuvent être réutilisés, recyclés ou valorisés pour être ensuite réinjectés comme matières premières dans le processus de construction. Enfin, nous pouvons aujourd’hui produire du béton négatif en carbone. En tant que matériau artificiel le plus utilisé au monde, il offre un potentiel énorme de stockage, faisant de la ville elle-même un gigantesque réservoir capable de retenir l’excédent de CO2 présent dans l’atmosphère.

Au-delà des projets-pilotes, comment accélérer la diffusion de ces pratiques ?

DC : On a besoin d’incitations concrètes - financières, réglementaires, techniques - mais aussi de renforcer les chaînes de valeur locales autour du réemploi et du recyclage des matériaux.
Luxinnovation accompagne cette dynamique à travers la structuration de projets collaboratifs visant l’accès aux aides nécessaires à la matérialisation des projets de R&D. L’enjeu est de déployer les solutions testées dans les projets-pilotes, comme ce fut le cas, par exemple, pour le projet sur le béton recyclé, repris ensuite par d’autres acteurs de l’écosystème. Il s’agit donc d’assurer une continuité entre idéation, expérimentation, réalisation et mise en œuvre opérationnelle. Enfin, il faut favoriser les synergies intersectorielles, notamment entre les acteurs de la construction et ceux des technologies environnementales, créer des espaces d’échange entre des mondes qui ne sont pas naturellement interconnectés pour faire émerger des réponses aux besoins identifiés. Cela passe aussi par le développement de filières locales capables d’accompagner les enjeux de digitalisation, de déconstruction, d’économie circulaire et de décarbonation.

Comment intégrer ces enjeux dans la chaîne de valeur de la construction ?

MS : Si nous voulons vraiment avancer, nous devons considérer la nature comme un actif. Et cela doit avoir un prix. Les États doivent instaurer ces prix pour que l’industrie ait un business case. Alors, je suis convaincu que les investissements arriveront et que les choses évolueront rapidement.

Mélanie Trélat
Article paru dans Neomag #74 - novembre 2025

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Publié le vendredi 14 novembre 2025
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